JEAN COLLAUD
DU 23.04 AU 29.05.2010
Entre Catogne et Grand Chavalard
Perchée sur la crête du Mont-Chemin, j’ai une vue circulaire sur toute la région. C’est de là que je vais vous relater ma rencontre avec un Bordillon aux yeux clairs, Jean Collaud. Après, seulement, chacun poursuivra son bonhomme de chemin.
Surfrête, 1937. Jean, garçon du Bourg, garde les vaches sur le Mont-Chemin. Il dort dans une grange avec la couleuvre et charrie les bouteilles pour Mme Vighezzi à la pension Belle-Vue. Assoiffé, il lui arrive parfois de boire en douce un Oranjo. Pour se vacciner contre la peur, le gamin remonte les marchandises du Bourg avec la lampe au fond du sac !
Surfrête, 2001. La maison n’a guère changé, les arbres ont grandi. L’homme aux grandes paluches me dédicace ses dessins qui ornent le livre de Philippe-Alpinus Farquet, « Martigny ». J’ai devant moi le sculpteur et ébéniste Jean Collaud. Entre les évocations des débordements de la Dranse, la restauration des ex-voto, la maison de Port-Barcarès et une gorgée de vin blanc, il me lance : « Je rentre toujours pour le Comptoir. » Forcément, car depuis quatre-deux ans Collaud a toujours exposé au Comptoir de Martigny, institué à la place du carnaval, faute d’argent. Ses fils Philippe et Florian ont pris le relais avec des meubles anciens. « Le rituel, une fois le stand monté, c’est de boire des verres. On rencontre tellement de gens que l’on connaît », assume ce solide bonhomme qui aime à changer d’enveloppe sous l’euphorie d’un verre de trop quand les mots sont moins difficiles à prononcer. Jean Collaud jubile dans les moments de convivialité.
Des racines et des ailes
Pourtant Jean aux yeux gris bleu, même s’il parle beaucoup, reste avare de ses pensées profondes. L’appel du Comptoir à la fin septembre ne marque pas seulement le retour vers les amis mais semble le soulager après trois mois dans le sud-ouest de la France. « La plage, c’est lassant. Quand on est né au pied du Catogne, on y revient. Et puis il y a notre pyramide de Keops, le Chavalard. Que voulez-vous, c’est dans les gènes. Les Pyrénées, c’est pas nos montagnes. » En 1948 une jeune fille de la ville est venue le chercher au Bourg, Marcelle Farquet de la ferme du Courvieux. « C’est ma femme qui m’a tiré ici », tonne le Bordillon en parlant du 41 avenue de la Gare où résident les cinq ménages du clan Collaud. Les racines, on le voit, sont profondément ancrées, les traditions solides. Pourtant Jean est l’homme de l’Envol, nom de sa fontaine au Pré de Foire et dont il est très fier. L’échappée, la liberté, l’ébéniste les vit dans la sculpture et la peinture. Contrairement au bon vivant que l’on connaît, il se retrouve seul dans la création. Il lui faut dessiner, digérer la forme avant de la sculpter. Caressant un corps de bois clair, tendu et lisse, il dit : « Une femme est belle lorsqu’elle a des seins. » Peut-être que dans ces moments de grâce, lorsque naît d’un morceau de cerisier la pirouette Bielmann, peut-être bien qu’il lui pousse des ailes mais ça, on ne le saura jamais.
Modestie et mélodie
La bouteille de dôle blanche n’est plus assez fraîche mais peu importe, il n’y a que les mots de l’homme et son regard, tantôt grave tantôt rieur, qui retiennent l’attention. Il admet qu’il a réussi sa vie avant d’exhorter à la modestie « qui aide énormément, on côtoie tellement de gens qui ont un vernis ». Et Jean Collaud d’ajouter : « Je vous recommande la retenue à mon égard. » A ce moment, il me met dans les mains un Christ d’atelier. Pour lui le Christ sculpté est toujours plus paisible allongé que sur la croix. « Je fais le Christ plutôt humain que divin », s’amuse le sculpteur peu attaché aux rites de l’Eglise. Il a pourtant mis son talent au service de nombreuses restaurations dans les lieux de culte, il répare orteils et doigts cassés des saints.
La grande émotion de Jean Collaud, les coups au cœur, c’est avec la musique qu’il les éprouve. Afin d’entretenir son ouverture d’esprit, il a tout essayé : la chanson au côté d’Albert Urfer et des Quatre sans nom puis au Bel Ticino dans les années 45-46 ; le bandonéon, le saxophone et l’accordéon dans des formations. « Un musicien d’orchestre exerce de la fascination sur les femmes, elles sont en extase », rit le musicien qui n’a cependant pas lâché sa famille pour faire carrière sur scène. Comme seul il sait le raconter, c’est le tango qui fait vibrer ses entrailles, le tango argentin est un « arrachement ».
Buenos Aires sur Bourg
Dans les caves du Bourg, Jean Collaud s’abandonne à sa passion, loin des trottoirs de Buenos Aires où les hommes ne tanguent qu’avec leur femme. Lorsque le danseur dépose un baiser sur la bouche de son épouse, lascivement inclinée, le Bordillon verse quelques larmes. « C’est merveilleux… – et retour à la modestie – on est peu par rapport aux grands interprètes qui sont tout. » Jean n’a jamais dansé le tango, par pudeur, par respect, il aurait si peur de l’écorcher. Sensible, l’homme n’est pas lisse. Il dit en parlant de lui, « dehors ça bouge pas, mais dedans ça bouillonne » et de communiquer sa révolte : « Il n’y a plus d’humanité, il n’y a que l’argent qui compte. »
Finalement, malgré un père fribourgeois et un arrière-grand-père allemand, même s’il a le caractère un peu « boche », Jean Collaud est sacrément valaisan. Ses grandes croyances ne sont pas pour la presse, ses amitiés sont comptées et il ne dit pas tout. Le patriarche du clan Collaud a mille facettes. Seul avec lui-même dans son atelier de peinture, désirant avant tout insuffler une âme à ses œuvres, il est exubérant en société. « Un jour sans rire est un jour perdu, affirme-t-il, à 78 ans on ne s’en fout plus. On aime partager des moments forts avec les gens. » Il m’embrasse et me donne rendez-vous pour boire un verre au Comptoir.
Corinne Badoux
in La Gazette, 27 septembre 2001
Souvenir de Jean Collaud
Entre Catogne et Chavalard
De l’atelier jusqu’au Comptoir,
Jean Collaud se fait bavard
Lorsque le verre est prêt à boire.
Ebéniste, sculpteur et musicien
Les mots, les rires il a fait siens.
Quelques rognes mais à dessein
Et aux amis le coup de main.
Pour l’eau, il y a la Dranse
Et dans le cœur le tango danse,
Cabotin mais très secret
Le monde, toujours, il remodelait.
Fini l’apéro du vendredi,
Après l’Envol un au revoir,
Jean Collaud repose, c’est écrit
Entre Catogne et Chavalard.
cbx, déc.09